Amos Rex, Helsinki

8.2.-19.5.2019

Commissaires de l’exposition et textes : Xavier Canonne et Julie Waseige

Coordination : Laura Gutman

Amos Rex rend hommage pour la première fois en Finlande au peintre René Magritte (1898-1967), le chef de file du surréalisme en Belgique au XXe siècle. Cette exposition souhaite laisser la parole à l’artiste au travers de sa conférence intitulée La Ligne de vie, donnée le 20 novembre 1938 au musée royal des Beaux-Arts d’Anvers. En une heure et une vingtaine de projections, Magritte y évoquait les artistes auprès desquels il avait élaboré son art : le théoricien parisien du surréalisme André Breton et en Belgique, ses complices Paul Nougé, Jean Scutenaire et E.L.T. Mesens. Il y exposait les étapes successives de la peinture surréaliste au cours des treize dernières années, une « expérience picturale » qui avait pour but de comprendre l’« énigme attachée à l’homme ».

Alors inconnu du grand public, René Magritte expliquait dans sa conférence comment il rendait l’objet du quotidien bouleversant. Il développait aussi les idées présentées une première fois dans un texte illustré de 1929 intitulé Les mots et les images, qui constituait une sorte de mode d’emploi de sa peinture. Il revenait enfin sur le principe des « affinités électives », une nouvelle méthode d’exploration de la réalité qui consiste à rassembler deux objets ou concepts ayant un lien mais dont la réunion devait produire un choc visuel révélateur. Cette méthode visait à répondre par le biais de la peinture à un problème posé. 

Cette conférence est un rare moment où l’artiste s’est ouvert au public et a présenté sa démarche et l’évolution de sa peinture jusqu’en 1938. Magritte a en effet toujours refusé d’expliquer ses œuvres, laissant seulement deviner comment se manifeste visuellement le « mystère du monde ».

Laissons donc Magritte être notre guide au cœur de ses œuvres.

Abstraction et pré-Surréalisme (-1925)

Les tableaux peints par René Magritte vers 1920, au sortir de ses études à l’académie des Beaux-Arts de Bruxelles, témoignent de diverses influences esthétiques : ils sont néo-cubistes, futuristes ou abstraits.

Magritte était très impliqué dans le courant moderniste en Belgique, et participa à certains moments-clés de son histoire : il assista à la conférence de Théo Van Doesburg sur le mouvement De Stijl au Centre d’Art à Bruxelles en février 1920, présenta ses œuvres à L’Exposition internationale d’Art moderne à Genève en 1920 et au Congrès d’Art moderne à Anvers en 1922. Avec son ami E.L.T. Mesens, qui fut l’un de ses premiers collectionneurs, il entra en contact avec les futuristes italiens et les dadaïstes ; il participa alors à la revue néo-dadaïste Œsophage en 1925.

Le peintre se lassa pourtant de ces recherches et théories esthétiques, comme il l’expliqua dans La Ligne de vie : « Je peignis dans une véritable ivresse toute une série de tableaux futuristes. Cependant, je ne crois pas avoir été un futuriste bien orthodoxe car le lyrisme que je voulais conquérir avait un centre invariable, sans rapport avec le futurisme esthétique. » Magritte n’hésita pas à détruire certains tableaux de cette époque ou à les réemployer.

C’est à cette époque qu’il retrouva au Jardin botanique de Bruxelles Georgette Berger, rencontrée six ans auparavant à la foire de Charleroi, qu’il épousa en juin 1922 après avoir accompli un service militaire jugé éprouvant.

Surréalisme (1926-1930)

Vers 1924, le poète Marcel Lecomte montra à René Magritte une photographie d’un tableau du peintre italien Giorgio de Chirico, Le Chant d’amour, « et le peintre ne put retenir ses larmes ». À la suite de cette découverte, Magritte abandonna ses précédentes recherches et s’efforça de restituer un « dépaysement » et un mystère des objets. Il s’émancipa néanmoins de l’œuvre de Chirico, conservant de cette découverte des espaces scéniques et une exécution picturale rapide. Il considérait désormais qu’il devait faire primer l’idée sur la forme.

Magritte s’était entretemps rapproché du cénacle surréaliste bruxellois. C’est le poète Paul Nougé qui préfaça le catalogue de sa première exposition personnelle à la Galerie Le Centaure à Bruxelles, en 1927 – premier texte d’une longue série consacrée au peintre. L’exposition fut démolie par la critique, mais attira l’attention d’un petit cercle de collectionneurs et du galeriste Van Hecke, qui le mit sous contrat.

Magritte décida alors de tenter sa chance à Paris, et s’installa avec Georgette et son frère Paul Magritte au Perreux-sur-Marne dans la proche banlieue. Les surréalistes parisiens restaient réservés à son égard, même si André Breton finit par acheter quelques-uns de ses tableaux. Il se lia d’amitié avec le poète Paul Eluard, dont il illustra plusieurs livres.

Les Mots et les Images (1927-1930)

C’est au Perreux-sur-Marne que Magritte réalisa le quart de sa production, dans une période d’intense inspiration. Les célèbres « peintures-mots », dont l’œuvre intitulée La Trahison des images portant l’inscription « Ceci n’est pas une pipe », datent de cette époque et sont considérées comme un apport essentiel dans l’art du XXesiècle. Dans ces peintures, l’image cohabite avec une écriture calligraphiée. Le décalage qui existe entre la représentation d’un objet et le mot qui le désigne donne naissance à une signification nouvelle dans l’esprit du spectateur.

Magritte précisa sa démarche dans une « Démonstration » écrite et dessinée intitulée Les mots et les images, reproduite en décembre 1929 dans le dernier numéro de la revue La Révolution surréaliste. Cette « Démonstration » fut reprise en 1938 dans la conférence d’Anvers La Ligne de vie, accompagnée de projections de diapositives. « Un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux » assurait le peintre, suggérant qu’ « Un mot ne sert parfois qu’à se désigner lui-même. »

Magritte fut le premier peintre à avoir abordé les problèmes de linguistique étudiés par Ludwig Wittgenstein ou Ferdinand de Saussure.

Les Affinités électives (1930-1940)

Les effets de la crise économique de 1929 précipitèrent le retour de René Magritte à Bruxelles pendant l’été 1930. Pour survivre, le peintre fut contraint de réaliser des travaux publicitaires, des « travaux imbéciles » ainsi qu’il les qualifiait, créant avec son frère Paul le Studio Dongo.

Dans un style plus appliqué et une palette plus variée qu’à l’époque du Perreux-sur-Marne, Magritte cherchait à souligner les affinités existantes entre les objets familiers – l’œuf et l’oiseau, l’arbre et la feuille, la chaussure et le pied. En interrogeant l’univers quotidien, il souhaitait en dégager le mystère : « Je tenais là un nouveau secret poétique étonnant, car le choc que je ressentis était provoqué précisément par l’affinité de deux objets, la cage et l’œuf, alors que précédemment ce choc était provoqué par la rencontre d’objets étrangers entre eux. » (La Ligne de vie)

Les titres de ses tableaux étaient donnés collectivement avec ses complices surréalistes, chacun tentant d’approcher au mieux les questions soulevées par les œuvres du peintre. Il entreprit à la même époque de détourner ou de fabriquer des objets, telles les bouteilles peintes ou les sculptures de plâtre. Après une première exposition personnelle d’importance en mai 1933 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, Magritte entra dans le marché de l’art international. Il présenta une exposition personnelle en 1936 à la Julien Levy Gallery de New York, puis exposa à Londres à l’International Surrealist Exhibition de 1937 ainsi que dans la London Gallery dirigée par E.L.T. Mesens, et à Paris dans L’Exposition internationale du surréalisme organisée en 1938 par André Breton et Marcel Duchamp.

Les travaux idiots

René Magritte réalisa ses premiers travaux publicitaires en 1918. S’il se présenta un temps comme « affichiste », il ne tarda pas à exprimer sa lassitude en qualifiant ses affiches et dessins publicitaires de « travaux imbéciles ». Partitions musicales, affichettes pour alcools, parfums ou marques de cigarettes, annonces pour la couturière Norine (l’épouse de Paul-Gustave Van Hecke), catalogue pour un fourreur bruxellois, jusqu’aux affiches politiques – l’oeuvre de Magritte fut continuellement ponctuée de travaux de commande rendus nécessaires par sa situation financière. Si Magritte tentait d’y introduire des éléments de sa peinture, il devait souvent y renoncer devant l’incompréhension de ses commanditaires. Ses images nettes et directes avaient pourtant bien l’efficacité de la réclame, ce dont l’industrie publicitaire prit conscience après la mort du peintre, ne se privant pas de piller son oeuvre en la détournant.

Période Renoir (1943-1947)

Pour conjurer le climat sinistre de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande en Belgique, mais aussi pour démontrer que les questions abordées par sa peinture n’étaient pas liées à un style déterminé, Magritte entreprit de modifier radicalement sa manière de peindre. Il adopta en 1943 la palette fruitée et la touche divisée des impressionnistes. Ce fut alors la « période Renoir », où certaines œuvres du peintre français étaient citées ou détournées.

« C’est à proprement parler un défi : à partir d’images de joie, obtenir l’effet bouleversant jusque-là réservé aux images terribles ou sobres, et de la sorte affirmer le droit que l’homme a de donner au monde le sens qu’il désire. » (Louis Scutenaire, Avec Magritte, 1977).

Présentées de façon semi-clandestines, les expositions de la « période Renoir » rencontrèrent l’incompréhension des collectionneurs. Magritte fut attaqué par une presse influencée par l’occupant allemand. Il poursuivit néanmoins dans cette voie, tentant après-guerre de régénérer le surréalisme en démontrant toute son actualité. Afin de surmonter l’hostilité d’André Breton à l’égard de sa nouvelle technique, il rédigea avec ses complices le texte du Surréalisme en plein soleil, un tract-manifeste de 1946. Lassé d’avoir autant cherché à convaincre, Magritte délaissa peu à peu la technique « impressionniste », et cette « période solaire » s’acheva en 1947.


Période vache (1948)

Avant de revenir définitivement à son « style d’antan », qui se caractérisait dans les années 1930 par un rendu lisse, Magritte s’adonna à une peinture hors du commun désignée comme « Période vache ».

Magritte avait été invité à exposer dans une galerie parisienne, et avait pour la première fois l’opportunité de présenter son œuvre dans une exposition personnelle au cœur de la capitale mondiale de l’art. C’eût été une aubaine s’il n’avait pas décidé, avec la complicité de son ami Louis Scutenaire, de faire un pied de nez aux Parisiens. Magritte avait en effet souffert du peu de reconnaissance de son œuvre et l’intérêt tardif de Paris ne le flattait guère. Puisant son inspiration dans la littérature populaire, les caricatures et bandes dessinées, Magritte créa entre les mois de mars et avril 1948 une trentaine de tableaux humoristiques, parfois grossiers, dans une facture complètement nouvelle. Plus tard, Scutenaire évoqua le souvenir de cette croisade picturale : « C’était le moment de frapper un grand coup. Il ne fut pas question une minute de rassembler des peintures exécutées dans l’une ou l’autre des manières qui avaient fait leurs preuves. (…) Il fallait avant tout ne pas enchanter les Parisiens mais les scandaliser. »

L’objectif fut atteint. La réception de l’exposition fut très mauvaise et le groupe surréaliste français emmené par André Breton rejeta en bloc ce qui fut pour Magritte un acte profondément libératoire.

L’art de la ressemblance (1948-1967)

Entre 1948 et 1967, René Magritte revint à son style pictural classique et poursuivit ses recherches autour de l’objet. Il s’agissait toujours d’évoquer le mystère du monde à partir des objets les plus familiers. Parmi les moyens utilisés, Magritte développa la notion d’hypertrophie et la pétrification des objets. Au sein d’une même image, il réconciliait les opposés et les alliaient de façon harmonieuse, défiant parfois les lois de la pesanteur.

En parallèle, Magritte lança la revue La Carte d’après nature. Douze numéros parurent entre 1952 et 1956, réunissant ses plus proches complices autour d’une nouvelle invention collective. Par la suite, la revue Rhétorique fondée en 1961 par André Bosmans fournit au peintre un nouveau canal d’expression.

Ces vingt dernières années furent marquées par le succès international. Si la Belgique ne commença à apprécier son œuvre qu’à partir du milieu des années 1950, les États-Unis avaient reconnu son talent dès la fin des années 1940 grâce à son nouveau marchand, Alexander Iolas. La majorité de sa production picturale était ainsi envoyée à New York chaque année, et un contrat d’exclusivité scella leur collaboration en 1956. Introduit dans les musées américains par Iolas, Magritte connut la consécration en 1965 lorsque le prestigieux Museum of Modern Art de New York lui consacra une exposition personnelle. La collaboration avec Iolas dura jusqu’à son décès en 1967 et au-delà, par la création d’une série de sculptures en bronze inspirées de ses tableaux.